EXAMEN DU RAPPORT POMPILI
concernant la sûreté et la sécurité des centrales nucléaires françaises
Par Jacki GUERINOT, Ingénieur en génie atomique
Une commission d’enquête du parlement sur la sûreté et la sécurité des réacteurs nucléaires a travaillé pendant 5 mois au début 2018 en vue de répondre aux préoccupations du public nées de l’accident de Fukushima et contribuer aux décisions prochaines concernant la PPE (programmation pluriannuelle de l’énergie) qui définira les choix énergétiques du pays pour les années 2019 à 2028. Le rapport Pompili, qui est le résultat de ces travaux, a été publié le 5 juillet 2018. Il propose 33 mesures pour améliorer à la fois la sûreté nucléaire et la sécurité nucléaire, dont les plus significatives sont
- La publication d’un calendrier des centrales à arrêter et démanteler
- Le renforcement du rôle de l’ASN en matière de sécurité
- La mise en place d’une solution alternative au stockage des déchets radioactifs en profondeur
- La limitation de la sous-traitance pour la maintenance des centrales
- Le renforcement du contrôle parlementaire
Le présent document se propose d’analyser à la fois les préoccupations nées de l’accident de Fukushima et les mesures énoncées dans ce rapport, ceci sur la base de l’expérience acquise depuis la création du parc nucléaire. Il donne également un avis sur plusieurs questions techniques ayant soulevé des controverses au sein de la commission.
1 – L’incidence de la catastrophe de Fukushima
Premier accident d’une telle gravité survenu dans un pays démocratique et techniquement avancé, l’accident de Fukushima a vivement frappé les esprits et a déterminé la commission d’enquête à se rendre au Japon pour interroger exploitants et autorités.
A l’issue de ces échanges elle y a acquis la conviction qu’en matière d’accident nucléaire « l’impensable pouvait se produire », que le « pire n’est jamais à exclure » et qu’il fallait en conséquence durcir encore les exigences de sûreté pour le parc nucléaire français, les rapports de confiance entre autorités et exploitants étant notamment à l’origine de l’accident selon les Japonais.
Il faut toutefois remarquer qu’à Fukushima ce n’est pas l’impensable qui s’est produit. C’est après un séisme très fort, un tsunami de grande ampleur. Et ceci n’était pas impensable puisque des tsunamis aussi importants s’étaient déjà produits dans la région dans les siècles passés, mais que l’étude des dangers liés au site, exigée par les règles de sûreté avant la construction – au début des années 1970 – ne les avait pas suffisamment pris en compte. La centrale était en conséquence calée trop bas par rapport à la mer. Pendant les 40 ans écoulés depuis la construction, la compagnie exploitante TEPCO n’a eu aucune initiative pour modifier cette situation, même après le terrible tsunami survenu en 2004 à Banda Aceh en Indonésie. Il eut été suffisant pour que la catastrophe de Fukushima ne se produise jamais, de surélever dès 2004 un des diesels de secours de la centrale, assurant ainsi une alimentation électrique de sauvegarde. Mais, deuxième règle de sûreté non respectée, on n’a pas fait le retour d’expérience après le tsunami de Banda Aceh. Il est vrai qu’il eut fallu à TEPCO une ingénierie spécialisée faisant en permanence le point de la sûreté comme c’est le cas dans les centrales françaises ou américaines.
Enfin, il y a encore beaucoup à dire sur ce qui s’est passé après la perte totale des alimentations électriques par submersion des diésels lors de l’accident. La fusion du cœur est survenue sur 3 de 4 réacteurs. Or, depuis 30 ans (accident de Three Mile Island en 1979 aux USA), les réacteurs américains et français étaient déjà équipés de recombineurs d’hydrogène pour absorber l’hydrogène produit par la fusion. Les 4 réacteurs japonais n’en avaient pas et l’hydrogène a explosé en détruisant les bâtiments (explosions vues en direct à la TV française). De plus, c’est parce que la pression dans les enceintes étanches des réacteurs due à la fusion risquait de détériorer définitivement le confinement qu’il a fallu faire des chasses d’air vers l’extérieur. Les réacteurs français possédaient depuis 25 ans pour cette occasion (procédure U5) un filtre spécial étudié par le CEA permettant de retenir les radioéléments, afin de protéger l’environnement. Ce n’était semble-t-il pas le cas à Fukushima où la chasse a contaminé une partie de la province.
On peut difficilement dire que cet accident illustre le fait que « l’impensable peut se produire ». L’impensable était de fait l’impréparation de TEPCO. Il existe en effet des règles dont les plus fondamentales ont été énoncées par l’autorité de sûreté américaine dès la fin des années 50 et qui ont ensuite été codifiées dans les regulatory guides de la NRC (Nuclear Regulatory Comission), obligeant par exemple les projets de centrales à :
- prévoir une étude détaillant et prenant en compte les dangers liés au site,
- enfermer l’îlot nucléaire dans une enceinte de confinement résistante et étanche en béton,
- prendre en compte le retour d’expérience de tout incident ou accident survenu par ailleurs dans le monde après la construction.
Ces règles générales ont été appliquées en France dès lors qu’EDF a acheté la licence Westinghouse des réacteurs à eau pressurisée en 1968, et auraient dû l’être à Fukushima puisque les réacteurs, certes d’un principe différent à eau bouillante, y étaient construits par General Electric. Elles n’ont visiblement pas été appliquées par TEPCO qui a exploité sa centrale nucléaire comme une simple centrale classique.
Il faut d’ailleurs souligner que c’est dès 1977, par la lettre SIN 1076/77 que l’ASN, l’Autorité de Sûreté Nucléaire Française, a imposé à EDF de prendre en compte les situations « hors dimensionnement » de perte totale de la source froide et de perte totale des alimentations électriques (procédures H1 et H3) montrant par là qu’elle se préoccupait de « l’impensable » et ne se bornait pas à une approche probabiliste. Les matériels correspondants ont été mis en place dès le début des années 80 sur les sites français comprenant notamment une turbine à gaz fournissant l’alimentation électrique dite « d’ultime secours ».
Quant à conclure comme le rapport Pompili que la « confiance ne suffit pas », cela va sans dire. Le nombre d’inspections faites chaque année par l’ASN, voisin de 20 inspections par an et par centrale, dont une partie inopinées, suffirait à montrer que la confiance n’est accordée en France qu’après contrôle. Une centrale française arrêtée à 40 ans aura ainsi subi 600 à 700 inspections de l’ASN, sans compter les inspections internes à EDF représentant environ 2000 journées d’inspection par des spécialistes.
On peut néanmoins s’étonner que les interlocuteurs japonais n’aient pas signalé à la commission d’enquête les lacunes graves relevées dans les dispositions techniques de sûreté de TEPCO et qui ont mené à cet accident catastrophique, se limitant à des réflexions- d’ailleurs essentielles- sur les relations de confiance excessives qui avaient existé entre autorité de sûreté et exploitant.
On peut également regretter que l’emballement médiatique qui a suivi l’accident et en a altéré la signification, n’ait pas été suffisamment pris en compte par la commission d’enquête, alors que les informations télévisées amenaient à confondre-et continuent de le faire- les effets catastrophiques du tsunami (18 000 morts dans la région de Fukushima) et ceux de l’accident nucléaire qui a suivi : aucun décès par irradiation parmi les opérateurs restés à leur poste et les liquidateurs intervenus après.
A l’issue de cet examen, on peut conclure que la signification donnée par le rapport à cet accident est totalement erronée. Il ne s’agit pas d’un risque nucléaire qui serait imparable. L’accident est en vérité le résultat d’impasses poursuivies pendant 40 ans et correspondant à un choix stratégique de la direction de TEPCO d’abaisser les coûts de revient, sans s’être toutefois donné les moyens suffisants en ingénierie spécialisée pour contrôler en permanence l’état de sûreté de la centrale.
2 – Examen des mesures proposées par la commission
2.1 Publication d’un calendrier des centrales à arrêter et démanteler
Concernant la décroissance de la consommation électrique annoncée, la courbe donnée dans le rapport n’est guère convaincante : une décroissance de 486 TWh à 478 TWh en 6 ans n’est pas ce qui peut permettre de fermer des centrales nucléaires alors même que les grands constructeurs automobiles du monde entier se préparent à lancer la fabrication des voitures électriques et qu’il faudra reporter le fret routier sur le rail, électrique lui aussi. De plus, le dérèglement climatique déjà observé risque fort d’augmenter la consommation électrique d’été due aux climatiseurs.
Il faudra aussi expliquer à l’abonné français pourquoi la centrale de Beaver Valley, mise en service en 1976 et qui a servi de modèle à Fessenheim mise en service en 1978, pourra fonctionner jusqu’en 2036 alors que Fessenheim devra être arrêtée et démantelée dès 2018, à l’âge de 40 ans et non de 60 ans.
Une difficulté pour cette explication sera que l’ASN avait autorisé Fessenheim en 2017 à fonctionner 10 ans de plus –jusqu’à 50 ans- à l’issue de la 4e visite décennale, parce dans un état très satisfaisant. On se privera ainsi sans raison, par le démantèlement brusqué de Fessenheim, d’une machine capable de produire au moins pour 8 milliards d’euros de vente d’électricité entre 2019 et 2028.
2.2 Renforcer le rôle de l’ASN en matière de sécurité nucléaire
La sécurité des centrales nucléaires est du ressort du SGDN (Secrétariat Général de la Défense Nationale) dont le rôle est d’organiser la protection des « points sensibles »vis-à-vis des sabotages. La sécurité sur le terrain est assurée par 22 PSPG (Pelotons Spécialisés de Protection de la Gendarmerie) regroupant un millier de militaires entraînés comme le GIGN. De plus, le COSSEN (commandement spécial pour la sécurité Nucléaire) a pour rôle d’enquêter sur les personnels devant accéder dans les centrales.
Il n’y a eu jusqu’à présent aucun sabotage sur aucun site, mais 2 pénétrations d’organisations écologistes et 13 pénétrations de Greenpeace avec médiatisation pour, soi- disant, prouver la nécessité d’un renforcement de la sécurité. En effet, la gendarmerie se concentre sur la défense de l’ilot nucléaire sans empêcher les pénétrations écologistes sur les sites, ceci pour ne pas risquer des accidents (tirs réflexes). Le fait que des militants viennent poser un calicot sur le béton à l’extérieur d’un bâtiment réacteur n’a en effet aucune signification quant au danger d’attentat puisque c’est au minimum un mètre de béton très ferraillé qui les sépare des systèmes de sûreté placés à l’intérieur. .
Les métiers de l’ASN et du SGDN étant bien définis et distincts, et l’importance des locaux et systèmes étant définie selon les critères de sûreté donnés par l’ASN, il n’est pas certain que celle-ci puisse apporter un complément utile aux mesures militaires prises par le SGDN.
2.3 Solution alternative au stockage en profondeur des déchets
C’est le Parlement lui-même qui, par la loi du 31/12/1991, avait défini les grandes orientations d’un programme de recherches sur la conservation de déchets radioactifs à vie longue et haute activité. Les recherches avaient alors été confiées au CEA et à l’ANDRA en collaboration avec le CNRS et les organismes de recherche américains, finlandais et suédois. Elles concernaient trois possibilités : le stockage en couches profondes, la transmutation nucléaire, et le stockage en surface. Une commission nationale d’évaluation (CNE) instituée par la loi a remis chaque année un rapport d’évaluation au gouvernement jusqu’au rapport final déposé en 2006.
Le stockage en couche profonde piloté par l’ANDRA (projet CIGEO à Bure) prévoit que la conservation se fera sous 3 barrières : la première par intégration dans un verre, la deuxième constituée par un conteneur acier inox, la troisième barrière étant constituée par la couche d’argile de 150 m surplombant les canaux de stockage horizontaux. La réversibilité du stockage est assurée afin de récupérer les conteneurs quand les recherches menées par le CEA sur la transmutation permettront de réduire la radioactivité.
Le stockage en surface ayant été étudié et non retenu, le stockage en couche intermédiaire suggéré par le rapport pourrait-il apporter un bénéfice par rapport au stockage en couche profonde, ou… une plus grande probabilité d’infiltration d’eau et de résurgence en surface des radioéléments ?
2.4 Limitation de la sous-traitance pour la maintenance
Le manuel d’assurance-qualité d’EDF distingue la réalisation qui peut être sous-traitée, le contrôle assuré par un chef de travaux EDF, qui est obligatoire et implique son auteur autant que la réalisation, et la surveillance réalisée par un service spécialisé d’EDF qui vérifie par prélèvement que les contrôles sont faits.
Ce schéma est respecté même avec un étage de sous-traitance en plus impliquant que le contrôle soit réalisé par un sous-traitant. Le chef de travaux EDF qui a confié le contrôle au sous-traitant, restant responsable des travaux confiés sous son autorité, n’a toutefois pas de raison de perdre en compétence.
S’agissant de la possibilité que des candidats à l’attentat se glissent dans l’effectif des entreprises sous-traitantes, il faut rappeler que le filtrage des personnes habilitées à travailler sur un site nucléaire est réalisé par le COSSEN qui centralise les enquêtes en croisant 9 fichiers (notamment identification des retours de Syrie et des cas de radicalisation).
2.5 Renforcement du contrôle parlementaire
L’ASN, appuyée sur les moyens considérables du CEA, fixe les critères de sûreté et l’EDF s’y conforme. l’ASN a tout pouvoir pour arrêter l’installation si elle le juge nécessaire.
Des inspections sont réalisées tant par l’ASN que par EDF en interne.
Des commissions locales d’information réunissant des citoyens suivent l’actualité dans toutes les centrales à travers de nombreuses réunions.
Il serait déraisonnable, voire démobilisateur, d’ajouter un étage supplémentaire de surveillance.
3 – Commentaires sur les discussions en commission notées par le rapport
3.1 Evaluation relative des accidents industriels : Le pire accident industriel survenu dans le monde n’est pas nucléaire mais chimique. C’est celui de Bhopal, en Inde, survenu en 1984 et dû à un nuage de gaz toxique répandu sur la ville après un incident survenu à l’usine de pesticides et qui a causé dans l’immédiat 3500 morts et bien plus encore par la suite.
Les barrages hydroélectriques, présentés aujourd’hui comme une solution recommandée aux problèmes énergétiques, ont occasionné dans le passé par leur rupture des accidents également catastrophiques avant que les méthodes actuelles de construction et de surveillance en service aient été généralisées. C’est le cas de l’accident de Malpasset, en amont de Fréjus, qui a causé la mort de 423 personnes en 1959 suite à la vague géante produite par l’irruption dans la vallée de 50 millions de tonnes d’eau après rupture de ce barrage destiné à l’irrigation.
3.2 Problèmes posés par la cuve de Flamanville 3
Il n’y a pas complaisance de l’ASN vis-à-vis des intérêts d’EDF dans la décision prise par l’ASN d’accepter la cuve de Flamanville 3 à condition de remplacer à terme le couvercle de cuve par un autre couvercle répondant exactement aux critères de teneur en carbone.
En effet, la fragilisation de l’acier induite sous le flux neutronique quand les limites de teneur en carbone sont dépassées n’apparaît que sur de longues périodes. En acceptant la cuve, mais en prescrivant d’en changer le couvercle à la prochaine révision décennale, l’ASN abrite sa décision sur la lenteur du phénomène et sur les résultats des contrôles métallurgiques qui auront lieu dans l’intervalle.
4 – CONCLUSION
L’émoi provoqué dans l’opinion mondiale par l’accident de Fukushima se révèle totalement injustifié quand on examine en détail le cheminement de l’accident et que l’on prend conscience des impasses techniques tentées par la société TEPCO dans sa stratégie d’exploitation.
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L’emballement médiatique qui tend à faire l’amalgame entre les morts du tsunami et ceux de l’accident nucléaire ne doit pas non plus abuser nos députés. Les 18.000 morts de la province sont ceux du tsunami et le nombre de victimes de l’accident nucléaire reste nul ( 4 morts sur le site directement dus au séisme ou au tsunami) , résultat dû à tant à la qualité des opérateurs qu’à l’efficacité des mesures prises par la sécurité civile pour protéger la population. Le problème persistant étant l’existence d’une zone interdite.
Il serait consternant dans ces conditions d’arrêter des centrales nucléaires en France à cause d’un accident nucléaire survenu à l’étranger, sur des réacteurs de principe différent, dont les raisons sont des manquements clairement identifiés, et qui par lui-même n’a pas fait de victimes à ce jour.
On doit craindre cependant que l’émotion suscitée par cet accident ne conduise à des erreurs dans les choix énergétiques de notre pays qui vont être faits pour 10 ans à la fin 2018. Ceci alors que le véritable et seul problème est de lutter contre le dérèglement climatique créé par le CO2 et contre la pollution de l’air créée par les particules fines et les gaz de combustion. Le véritable enjeu est donc de réduire au plus vite la consommation des produits pétroliers et du charbon. Et les centrales nucléaires sont indispensables pour parvenir à cet objectif alors que les énergies renouvelables sont pénalisées car intermittentes.
L’avance acquise en France dans le domaine nucléaire doit par ailleurs être maintenue, alors que des pays neufs se saisissent de cette source d’énergie pour s’assurer un développement rapide, afin d’empêcher que se répande dans le monde ce qu’on a pu appeler une « sûreté low cost ».
Le 30 août 2018, Jacki GUERINOT, anciennement inspecteur au parc EDF, anciennement chargé de mission à la Délégation aux Risques Majeurs (risques technologiques).