Médiapart est au dessous de la réalité dans « Electricité: vers le transfert de la rente nucléaire publique au privé »

Intéressant que Mediapart mette les pieds dans le plat au sujet des prix de l’électricité, mai il faut faire attention. Dans l’argumentation on note : «Si les coûts de transport et les taxes restent inchangés, le prix du MWh – qui représente un tiers de la facture d’électricité – pourrait passer de 42 à 50,8 euros le MWh : 8,8 euros de plus, soit 19,7 % de hausse ! ». Or 42 euros le MWh n’est pas le prix que le consommateur paie sur sa facture, c’est le prix du tarif ARENH auquel EDF est obligé, depuis la loi Nome, de vendre le quart de sa production nucléaire à ses concurrents pour que ceux-ci puissent lui faire concurrence ! Ce que dénonce Mediapart – le transfert du public au privé – est en fait effectif depuis de nombreuses années. En ce qui concerne le prix au consommateur tarif bleu EDF option de base, il est – évalué sur notre facture de février 2019 – de 53,59 euros le MWh.
Cela paraît juste l’inverse de ce que dit Mediapart. L’augmentation augmenterait la rentabilité d’EDF, donc pour le secteur public, et pas l’inverse.

L’article.

https://twitter.com/Mediapart/status/1105007700369465344?s=19

« Après les autoroutes, ADP, l’électricité.
Contrairement aux promesses du gouvernement, le
prix de l’électricité devrait augmenter et même dans
des proportions considérables. Passant outre la loi,
la commission de régulation de l’énergie a décidé
de lancer le démantèlement du service public de
l’électricité et d’EDF. Objectif : transférer la rente
publique nucléaire vers le privé, au détriment des
ménages et de l’économie. Même l’Autorité de la
concurrence est contre.
C’était un engagement d’Édouard Philippe le 30
novembre : les tarifs réglementés de l’électricité ne
seraient pas augmentés pendant l’hiver. Dès cette
annonce, beaucoup s’étaient interrogés sur la portée de
cette mesure. Le gouvernement n’a pas la main sur les
tarifs de l’électricité. Par le passé, le gouvernement a
été condamné pour ne pas avoir respecté les décisions
de la Commission de régulation de l’énergie (CRE),
autorité indépendante chargée de réguler le secteur de
l’énergie et de fixer les tarifs.
Édouard Philippe et François de Rugy lors de la présentation
du programme énergétique le 30 novembre. © Reuters
Il y avait quelques raisons de douter des promesses
gouvernementales. Le 7 février, la CRE a annoncé
une hausse de 5,9 % des tarifs réglementés pour les
particuliers comme pour les entreprises, « au plus tard
le 1er juin 2019 ». Mais sa proposition cache en fait
une fulgurante augmentation. Si les coûts de transport
et les taxes restent inchangés, le prix du MWh – qui
représente un tiers de la facture d’électricité – pourrait
passer de 42 à 50,8 euros le MWh : 8,8 euros de
plus, soit 19,7 % de hausse ! Depuis l’ouverture à la
concurrence du marché de l’électricité, jamais les prix
de l’électricité n’ont connu une telle envolée.
Depuis les annonces de la CRE, c’est silence radio
du côté du gouvernement. Tout le monde fait comme
si le dossier n’existait pas. En pleine révolte des
« gilets jaunes », qui ont mis l’accent sur le pouvoir
d’achat et les dépenses contraintes notamment liées
à l’énergie, la tentation de jouer la montre et l’oubli
est grande. D’autant que, selon nos informations, les
avis divergent entre les ministres : François de Rugy
(écologie) serait contre, Bruno Le Maire (finances)
naturellement pour.
Mais les débats se tiennent derrière les portes
capitonnées des ministères. Personne n’est prêt à
prendre position publiquement sur un sujet aussi
sensible. D’autant que tous connaissent désormais
le fonctionnement du gouvernement : à la fin, c’est
l’Élysée, souvent Emmanuel Macron en personne,
qui décide. Acceptera-t-il les hausses proposées par
l’autorité de régulation en mai ? Ou cherchera-t-il
à composer ? Le projet de loi sur l’énergie devrait
donner quelques réponses. Mais alors qu’il devait être
présenté en conseil des ministres le 11 mars, il a
été reporté à la demande d’Emmanuel Macron, qui
souhaite le « muscler ».
L’affaire est d’autant plus gênante que ces
hausses sont déjà largement contestées. « C’est
une proposition injuste pour les consommateurs
particuliers, contestable selon les principes de
la régulation et, par conséquent, attaquable
juridiquement », a dénoncé la CLCV, l’association
nationale de défense des consommateurs et des
usagers. Estimant que les dispositions contournent
la loi et visent à subventionner illégalement les
fournisseurs alternatifs (hors EDF), celle-ci a déjà fait
part de son intention de poursuivre la décision de la CRE devant le Conseil d’État, si le gouvernement
retenait la proposition de hausse avancée par le
régulateur.
Cette hausse projetée alarme aussi le médiateur
national de l’énergie. Alors que la fracture
énergétique ne cesse de s’aggraver, que des millions
de ménages rencontrent les plus grandes difficultés à
payer leurs factures, l’augmentation risque d’empirer
la situation. « Dans le contexte actuel, si elle est
mise en œuvre, la hausse envisagée des tarifs de
l’électricité aura des conséquences sur les ménages les
plus fragiles », prévient-il.
« Pour maintenir la concurrence, on augmente les
prix. Cela va à l’encontre de ce que l’on a présenté
comme les bénéfices de la concurrence quand on
a ouvert le marché. Si on en est là, c’est qu’il
y a un problème quelque part », constate Vincent
Licheron, chargé de mission à CLCV. «En fait, il
s’agit d’augmenter le prix d’électricité de telle sorte
que le plus mauvais des fournisseurs privés puisse
encore exister face à EDF. Ce n’est pas cela, la
concurrence », complète un connaisseur du dossier.
L’analyse est partagée par nombre de connaisseurs
du marché de l’électricité. La Direction générale
de la concurrence, de la consommation et de la
répression des fraudes (DGCCRF) a déjà contesté les
changements introduits par la CRE. Plus embêtant,
l’Autorité de la concurrence, elle aussi, s’élève
vivement contre les nouvelles dispositions que la CRE
veut imposer sur le marché de l’électricité français.
Le 21 janvier, elle a en effet rendu un avis très
long et très argumenté sur les changements de
méthode et d’analyse de marché adoptées par la
CRE, qui conduisent à la hausse spectaculaire exigée
aujourd’hui par l’autorité de régulation. La charge
est au vitriol. « Ces dispositions conduiraient à
privilégier un mode de fixation des tarifs réglementés
de vente […] qui pourrait porter atteinte à l’objectif de
modération et de stabilité des prix de l’électricité que
la loi assigne à ces tarifs », statue-t-elle. Elle reproche
aussi implicitement à la CRE d’abuser de son pouvoir,
en faisant fi des lois existantes pour imposer par voie
réglementaire ce qui relève du pouvoir législatif.
Jamais deux autorités indépendantes, censées toutes
les deux veiller et contrôler la concurrence, ne se
sont trouvées publiquement en conflit aussi frontal.
Interrogée sur les critiques émises par l’Autorité de la
concurrence, la CRE botte en touche : « Il n’est pas
d’usage de donner un avis sur le travail d’une autre
autorité indépendante »(voir notre Boîte noire).
Cette querelle pourrait paraître comme un différend
entre deux instances, voulant chacune affirmer ses
prérogatives. Mais c’est beaucoup plus que cela.
Derrière des dispositions réglementaires et des calculs
complexes, ce que propose la CRE est une révolution,
sans en référer à personne, de l’organisation du
marché de l’électricité, une remise en cause du service
public. C’est une volonté de transférer sans le dire les
bénéfices de la rente nucléaire, jusqu’alors redistribués
à tous, à quelques groupes privés. Au risque d’exposer
encore plus l’ensemble des ménages à la loi du marché
et de priver l’économie d’un facteur important de
compétitivité. Explications.
Quand la CRE décide de son propre chef de désintégrer
le service public de l’électricité
Le sujet a été conduit dans la plus grande
discrétion. Au détour d’une phrase, la CRE, dans
sa délibération du 7 février 2019, annonce que
compte tenu des tensions qui existent sur l’accès à
l’électricité nucléaire distribuée à prix garanti par
EDF, connu sous l’acronyme d’ARENH (accès régulé
à l’énergie nucléaire historique), elle va procéder à une
distribution au prorata des besoins des fournisseurs.
« La CRE réplique les effets de cet écrêtement en
réduisant la part d’approvisionnement à l’ARENH
à due proportion de l’écrêtement des volumes », indique-t-elle. Tout cela est volontairement complexe,
technique, à la limite du compréhensible pour les non-
initiés.
L’ancien préfet Jean-François Carenco, président de la CRE. © DR
Et pourtant ! Derrière ces quelques mots se cache un
changement majeur : l’autorité de régulation entend
désormais que EDF n’ait plus un accès direct à sa
propre production d’électricité. Sans le dire, de sa
propre initiative, la CRE prend les dispositions pour
séparer les activités d’EDF, groupe public totalement
intégré, et mettre à bas tout le service public de
l’électricité.
Ses activités de distribution doivent, selon elle, au
nom d’une concurrence libre et non faussée, être
placées au même rang que les autres fournisseurs,
et se présenter au guichet d’accès à la production
électrique nucléaire comme les autres, avec les mêmes
limites que les autres. « EDF devra appliquer le même
taux d’écrêtement dans ses offres sur le marché de
détail [que ses concurrents – ndlr] », indique la CRE
dans une délibération en date du 25 octobre 2018, en
vue d’établir un projet de décret modifiant les tarifs
régulés.
Selon les calculs de la CRE, l’activité de distribution
d’EDF n’aurait plus le droit de facturer que 75 % de
l’électricité fournie à ses clients – les ménages (25
millions de clients) comme les entreprises éligibles (3
millions de PME, d’artisans et commerçants) – au prix
historique du nucléaire. À l’avenir, les 25 % restants
devront être facturés selon un prix de marché calculé
par la CRE.
Cette désintégration du service public a un coût
entièrement pris en charge par les clients : « La
CRE estime que le surcoût pour le consommateur lié
au rationnement de l’ARENH est de 3,3 euros/MWh
hors taxes en moyenne pour les consommateurs au
portefeuille d’EDF », écrit-elle dans son communiqué,
pour cette seule disposition – car ce n’est pas la seule
(voir plus bas).
Isabelle de Silva, présidente de l’Autorité de la concurrence. © DR
Obligée par la loi de solliciter l’Autorité de la
concurrence pour faire avaliser ce changement, la
CRE a reçu un avis des plus sévères sur son projet.
Rarement, l’Autorité de la concurrence a été aussi
critique face à un projet de régulation. Elle donne
« un avis défavorable » à tous les projets d’évolution
amenant à aligner EDF sur ses concurrents. Ces
options, prend-elle le soin d’insister, ne relèvent en
aucun cas « d’une contrainte imposée par le droit de
la concurrence », comme la CRE tente de le suggérer.
Il est contraire aux règles de base du marché, selon
elle, de priver un producteur d’avoir accès à sa propre
production.
Ces dispositions conduiraient « à faire supporter la
charge financière liée au dépassement du plafond
aux consommateurs plutôt qu’aux fournisseurs »,
ajoute l’Autorité de la concurrence. Avant d’enfoncer
le clou : « Elle [l’Autorité de la concurrence –
ndlr] considère que toute réforme de ce dispositif de
régulation, dérogatoire au droit de la concurrence,
relève du Parlement. » En d’autres termes, l’Autorité
de la concurrence accuse la CRE d’outrepasser les
devoirs de sa mission et de faire passer, dans la plus
grande discrétion, par voie réglementaire une réforme
qui ne peut qu’être adoptée par la loi.
Mais les problèmes soulevés par la décision de
la CRE vont bien au-delà. Même si elle est une
autorité régulatrice, a-t-elle le droit d’intervenir sur
l’organisation d’un groupe public intégré, d’imposer
un changement de périmètre et de modifier son objet
social, sans en référer à personne ? EDF étant coté,
les actionnaires minoritaires peuvent légitimement
contester ce coup de force réglementaire et ne pas approuver cette immixtion dans la vie de leur société
par une autorité extérieure sans légitimité, et même
demander des réparations. De même, les quelque 28
millions de clients d’EDF sont liés par contrat au
groupe, ils peuvent aussi contester cette rupture des
engagements pris.
Toutes ces questions sur la légitimité de la CRE à
statuer sur l’organisation d’EDF et sa désintégration,
sur les risques de contentieux que sa décision pourrait
soulever, ont été posées à la CRE. Celle-ci ne nous
a adressé qu’une réponse globale : « L’ensemble
de vos questions et les critiques qu’elles semblent
poser, reprennent les arguments qui ont été examinés
dans la délibération de la CRE du 7 février. Elles
traduisent une divergence totale de compréhension
des règles jurisprudentielles, légales et européennes
en vigueur. » Selon des experts du dossier, la CRE
fait acte d’argument d’autorité : il n’existe pas de
jurisprudence européenne en la matière, affirment-ils.
Quand la réalité dément la théorie
Est-ce vraiment cela, les bénéfices de la concurrence ?
Pour comprendre la démarche folle dans laquelle
s’est engagée la CRE, il faut revenir aux origines de
l’ouverture à la concurrence du marché de l’énergie
en 2007. Acceptée par le gouvernement Jospin au
sommet de Barcelone en 2002, cette ouverture a
toujours posé un problème en France, tant son statut
est à part.
EDF, groupe public intégré, bénéficie d’une position
hors norme avec son parc de 58 réacteurs nucléaires.
Il détient de fait une rente monopolistique quasiment
imbattable, grâce à des coûts de production (hors coûts
de démantèlement) très compétitifs, qui échappent en
plus aux fluctuations de marché. De plus, par ses
capacités de production et sa position géographique,
EDF est le producteur qui assure la sécurité et la
stabilité de toute la plaque électrique de l’Europe de
l’Ouest, comme cela s’est encore vu ces dernières
semaines. Au moindre risque d’effondrement du
réseau, il est capable de lancer des productions
supplémentaires pour le soutenir.
Pour contourner l’hostilité des Français qui ne
voient pas les bénéfices que pourrait lui apporter
une concurrence, quand un service public leur
assure un approvisionnement sûr et à bas prix, le
gouvernement Fillon adopte en 2010 la loi Nome
(Nouvelle organisation du marché de l’électricité),
censée assurer à la fois les bénéfices de l’électricité
nucléaire et l’établissement d’une concurrence. Dès le
préambule, celle-ci précise bien que l’ouverture doit
se faire dans les conditions assurant « l’attractivité
du territoire », permettant à l’ensemble des
consommateurs de bénéficier « de la compétitivité du
parc électronucléaire français ».
Ferme éolienne en mer. © DR
Pour permettre à la fois cette redistribution de la rente
nucléaire et l’instauration d’une concurrence, la loi
Nome a prévu de mettre à disposition des nouveaux
entrants sur le marché de l’électricité une partie de
la production nucléaire : 100 TWh, soit environ un
quart de la production d’EDF, leur sont réservés. Afin
d’éviter qu’EDF ne profite de sa position d’acteur
dominant et de sa rente, les prix de vente sont
strictement encadrés. Ils sont fixés par décret à 42
euros le MWh.
Cette somme est censée représenter les coûts complets
de la production nucléaire, assortis d’une marge de
3 %. C’est ce prix qui sert de référence aux tarifs
réglementés. Ces derniers assurent la stabilité des prix
de l’électricité aux ménages et sont proposés par tous
les distributeurs d’électricité.
Selon la loi, ce dispositif est appelé à être transitoire : il
devrait s’achever en 2025. Ce laps de temps a été jugé
nécessaire par les législateurs afin de permettre aux
fournisseurs alternatifs de s’installer sur le marché et
de construire leurs propres équipements de production.
Pour éviter toute stratégie d’écrémage opportuniste,
il a même été prévu dans les textes que la CRE puisse sanctionner les fournisseurs qui n’auraient pas
suffisamment de base installée en France. À notre
connaissance, aucune pénalité n’a été imposée pour ce
motif à ce jour.
Sur le papier, tout semblait donc devoir parfaitement
fonctionner pour permettre l’arrivée de la concurrence
sur le marché de l’électricité. Sauf que la réalité est
venue démentir la théorie. À l’exception d’Engie (ex-
GDF) et de Total, qui vient juste de prendre pied sur
le marché de l’électricité en France, l’essentiel des
distributeurs en France sont des électriciens virtuels.
Ils n’ont pas de base de production installée, préférant
laisser ce soin à des producteurs historiques et surtout
à des financiers, attirés par l’effet d’aubaine.
Il est vrai que les subventions et les garanties
pour permettre le développement des énergies
renouvelables sont hors normes. Tous les contrats
passés ont des garanties de rachat à prix fixé largement
au-dessus du marché pendant des durées de 15 à 20
ans. Quelque 120 milliards d’euros d’engagements ont
ainsi été pris pour des contrats courants entre 2018 et
au plus tard 2046, selon la Cour des comptes. Celle-
ci pointe notamment des contrats représentant à peine
0,7 % de la production électrique faisant ressortir un
prix de 480 euros/MWh. Le vent vaut parfois de l’or.
Malgré tous ces efforts, le résultat est dérisoire :
les énergies renouvelables représentent 15,6 % de la
production électrique en France. Leur développement
insuffisant se fait à un coût exorbitant et de
manière anarchique, sans aucune préoccupation de
sécurité d’approvisionnement ni d’aménagement
du territoire. « Les opérateurs n’ont pas les moyens
de développer la transition énergétique », constate
Jean-Luc Magnaval, secrétaire du CCE d’EDF.
Par manque de moyens, par facilité en sachant
qu’EDF était toujours derrière en cas de problème, les
distributeurs alternatifs ont opté dans leur immense
majorité pour une activité purement financière : ils
se contentent d’arbitrer entre le marché de gros et
les approvisionnements garantis par l’ARENH, en
fonction des cours. Toute leur politique pour attirer
les clients est basée sur des propositions de rabais de
quelques pourcents par rapport aux tarifs réglementés
imposés à EDF. Ils ont ainsi capté quelque 6 millions
de clients, soit environ 20 % du marché. C’est ce
qui explique la déformation existante sur le marché
de l’électricité en France : les tarifs réglementés,
calculés sur la production nucléaire, qui devraient être
la référence plancher du marché, sont dans les faits le
prix plafond.
Pendant des années, la CRE n’a rien trouvé à redire à
cette situation, contemplant avec passivité le jeu des
« fournisseurs alternatifs » exerçant leur droit de tirage
sur les centrales nucléaires au gré de leurs intérêts, sans
avoir à subir le moindre coût. Soit le prix proposé sur le
marché de gros était plus élevé, et ils s’empressaient de
s’approvisionner auprès d’EDF à 42 euros pour aller
en revendre une partie sur le marché et empocher la
marge. Soit le prix de marché était inférieur, ils allaient
alors s’y approvisionner, laissant les pertes à la charge
d’EDF, sans que celui-ci ne puisse jamais bénéficier
des hausses.
Centrale de Fessenheim. © Reuters
Ce mécanisme d’arbitrage allait très bien, tant que
les prix de marché étaient à la baisse ou se tenaient
dans une fourchette équilibrée par rapport au prix de
référence de l’ARENH. Mais à partir d’août 2018, les
prix de l’électricité, par nature très volatils, se sont
envolés sur les marchés. De 41 euros le MWh début
janvier, le cours est passé à 59 MWh en décembre
2018, avec des pointes dépassant les 65, voire les 100
euros certains jours, en raison de l’effondrement de
la production des renouvelables lié à des situations
anticycloniques.
Face à cette flambée, tous ont demandé à accéder
à la production nucléaire d’EDF au prix garanti.
Mais la demande (135 TWh) a été supérieure à
l’offre plafonnée de 100 TWh fixée par la loi.
Les distributeurs alternatifs ont dû s’approvisionner
pour le reste au prix fort sur le marché.
Dans quelle proportion ? Mystère. Cela les a-til conduits à enregistrer des pertes importantes ?
Nouveau mystère. La CRE ne dispose, semble-t-il,
d’aucune base de données permettant de mesurer
l’efficacité des distributeurs alternatifs, les moyens
dont ils se couvrent et assurent la sécurité des
approvisionnements, les pertes qu’ils ont pu subir.
Mais la seule perspective que les fournisseurs
alternatifs aient pu rencontrer quelques difficultés en
raison des soubresauts sur le marché de l’électricité
a suffi pour amener la CRE à tout changer. Non
par pour réfléchir à l’élaboration d’un système plus
résilient. Non pas pour se dire qu’il serait peut-être
temps de faire le ménage chez les distributeurs, qui
n’offraient pas toutes les garanties pour participer
à la sécurité du système électrique. Non pas pour
s’interroger sur les moyens à mettre en œuvre pour
mener de façon concertée la transition énergétique.
Sa seule préoccupation est de pouvoir afficher que
des concurrents prennent des parts de marché à EDF,
quitte à pénaliser celui-ci et à lui interdire de faire
bénéficier ses clients de prix pouvant être inférieurs à
ceux du marché. L’efficacité est pourtant le fondement
même de la théorie de la concurrence.
Puisque les distributeurs alternatifs rencontraient des
difficultés et étaient rationnés dans leur accès à
l’électricité nucléaire, la distribution d’EDF devait être
placée dans les mêmes conditions et ne plus pouvoir
s’approvisionner directement auprès de la production
du groupe. Qu’importe que les prix augmentent pour
les clients d’EDF. Cela permettrait de garantir à tous
ses concurrents de pouvoir survivre grâce à des prix
plus élevés. Curieuse conception de la concurrence
qui revient non pas à primer le plus bas prix et
l’efficacité, mais de soutenir artificiellement, par des
hausses de prix réglementés, des rivaux par ailleurs
déjà largement subventionnés.
Est-ce cette conception que défend le premier
ministre Édouard Philippe quand il fait l’éloge de
la concurrence ? En tout cas, si une telle évolution
demandée par la CRE était avalisée, elle risque
de fâcher encore un peu plus les Français avec la
concurrence. La fameuse « libéralisation » pour eux
est devenue synonyme de renchérissement continu des
prix et de dégradation des services.
Les calculs biaisés des augmentations
Dans sa grande créativité, la CRE ne s’est pas arrêtée
là. Après avoir introduit l’influence du marché dans
les tarifs réglementés – qui officiellement ont été créés
pour éviter les fluctuations de marché –, il fallait bien
en évaluer le montant. Se basant sur le seul incident
des derniers mois – le premier en dix années de
fonctionnement –, l’autorité de régulation a statué que
ce dysfonctionnement, peut-être passager, devenait la
norme : à l’avenir, la demande des fournisseurs à
avoir accès à l’électricité nucléaire produite par EDF
est appelée, selon la CRE, à être structurellement
supérieure à l’offre de 100 TWh prévue dans la loi.
C’est sur cette seule base, et à partir des prévisions
de demande des fournisseurs alternatifs pour l’année
2019, que la CRE a établi que 25 % de la part des
tarifs réglementés devait refléter les prix de marché.
Une méthode de calcul vigoureusement contestée par
l’Autorité de la concurrence : « Ce taux de 25 %
n’est fondé que sur une prévision des demandeurs
eux-mêmes, effectuée fin 2018 pour l’année 2019 »,
relève-t-elle. « Cette méthode de l’écrêtement de la
ressource en nucléaire historique […] aurait pour
effet de soumettre les ménages à la volatilité des prix
de marché au même moment où la protection apportée
par les tarifs contre cette volatilité serait la plus
nécessaire », poursuit-elle.
Qu’arrive-t-il si les prévisions se révèlent fausses ?
Si comme par le passé le prix des marchés de gros
redevient inférieur à celui proposé par EDF ? Les
clients auront-ils le droit de se faire rembourser le trop-
perçu ? La CRE ne nous a pas répondu. Cette seule
disposition représente un coût supplémentaire de 1,4
euro par MWh, dit le régulateur.
À cela, il faut ajouter enfin la prise en compte des
prix de marché dans le calcul des tarifs. Là encore,
l’autorité de régulation s’est surpassée. Elle aurait
pu prendre comme référence la moyenne annuelle
des cours sur le marché de gros de l’électricité, ou
lisser les cours. Eh bien, non ! La CRE a choisi de prendre uniquement pour référence la période la plus
défavorable, celle où les cours ont explosé pendant
un mois, en raison de la chute des capacités des
renouvelables.
Les 25 % théoriques d’approvisionnement en
électricité censés être au prix de marché se trouvent
donc facturés sur la base de 60 euros/MWh (référence
graphique tout en haut à droite). Depuis, les tensions
sur les marchés de l’électricité ont disparu. Au cours
des 15 derniers jours, le prix du MWh en période de
pointe – c’est-à-dire le moment où la demande est
censée être la plus forte – oscille entre 5,75 et 46,11
euros.
Les calculs de la CRE selon les prix de marché de l’électricité. © CRE
Interrogée sur les raisons de ce choix, sur sa
méthodologie, la CRE ne nous a pas répondu. Il
y a pourtant quelques motifs à s’interroger sur
les méthodes de l’autorité de régulation, au vu de
ce qui s’est passé sur les prix du gaz. Là aussi,
le calcul du tarif réglementé était établi à partir
de formules discutables, très déconnectées des prix
mondiaux du gaz. Se sont ensuivies des hausses
spectaculaires plusieurs années de suite, notamment
après la privatisation de GDF : plus 60 % en cinq ans !
Après plusieurs années de déni, la CRE a finalement
fait auditer sa formule par des experts. Ceux-ci ont
statué que la formule retenue par la CRE entraînait un
« surcoût injustifié de 30 % » pour les clients.
La CRE ne s’est pas excusée et a encore moins
demandé que le trop-perçu soit remboursé aux clients.
Elle a discrètement changé sa formule, mais à partir
des prix antérieurs : la référence de prix était acquise.
Il convenait de ne pas y revenir.
Tout se met en place pour que le même procédé,
systématiquement défavorable aux clients, s’installe
sur les tarifs de l’électricité. La CRE elle-même a
calculé que le prix de marché qu’elle a pris comme
référence (60 euros le MWh) se traduit par une hausse
de 3,6 euros par MWh, qui viennent s’ajouter aux 3,3
euros après l’interdiction faite à EDF d’avoir accès à
sa propre électricité produite, et au 1,4 euro lié au 25 %
d’approvisionnement sur le marché. Soit les 8,3 euros
d’augmentation annoncés.
Forte de ses convictions – discutables – et de ses
calculs biaisés, la CRE n’a aucune difficulté à repasser
la totalité de l’addition aux clients finaux. « Bien
qu’elle ne soit pas en mesure de vérifier ce chiffre,
faute de disposer de la méthode de calcul utilisée,
l’Autorité [de la concurrence – ndlr] a noté que
plusieurs intervenants, dont la CRE et la DGEC
[direction générale de l’énergie et du climat – ndlr],
ont indiqué, que selon eux, la charge supplémentaire
pour les bénéficiaires des tarifs réglementés serait
supérieure à un demi-milliard d’euros en 2019 »,
indique l’avis de l’Autorité de la concurrence.
Selon des connaisseurs du marché de l’électricité,
la facture supplémentaire pour les ménages pourrait
s’élever de 600 millions à 1 milliard d’euros. Pour les
entreprises et artisans, cela dépasserait largement le
milliard d’euros. Ce serait un facteur supplémentaire
de dégradation de la compétitivité de l’économie
française.
Alors que le prix de l’électricité en France était
jusqu’alors un élément de l’attractivité, la CRE sape
sans vergogne cette base, pour le seul bénéfice de
quelques fournisseurs. Car ce sont eux qui seront
les grands gagnants de cette transformation. Par
ces transformations et ces calculs, la CRE leur
assure, sans effort, leurs marges, une augmentation
de leurs résultats et de leurs dividendes. Le tout bien
évidemment sans contrepartie.
EDF figure aussi parmi les grands gagnants. Mais s’il
s’agit par ce biais de renflouer le groupe public, il
serait préférable au préalable de mener une opération
vérité sur ses aventures financières, sur le coût réel et
toujours caché du nucléaire, plutôt que de passer en
catimini des hausses sur les tarifs.
Le diktat de la CRE
En plein « grand débat » sur le pouvoir d’achat et
les inégalités, la CRE a naturellement mesuré que sa
« révolution » tarifaire risquait de poser problème. Même si l’opinion publique se focalisait plus sur
les seules hausses que sur les transferts vers le
privé induits par ses changements de méthode, le
gouvernement pourrait avoir quelque difficulté à faire
avaler l’addition.
Alors, la CRE a prévu un mécanisme censé être
imparable. Comme dans les contrats de concession
autoroutiers, elle a inclus une clause de rattrapage
exorbitante, si jamais le gouvernement différait sa
décision ou décidait d’un gel. Par le passé, les
fournisseurs alternatifs se sont déjà tournés vers le
Conseil d’État pour contester un gel des tarifs décidé
par le gouvernement et l’ont emporté.
Faisant partir le compte à rebours dès le 1er janvier,
bien qu’elle n’ait rendu publique sa décision que le 7
février, la CRE a établi des modes de calcul dissuasifs.
Plus le gouvernement diffère à accepter les tarifs
fixés par la CRE, plus l’addition s’alourdit. Ainsi, au
1
er mars, le régulateur considère qu’il y a déjà un
manque à gagner de 1,1 euro par MWh et que cela
doit se traduire par une augmentation supplémentaire
de 0,6 %. Si le gouvernement n’entérine pas la hausse
des tarifs réglementés le 1er juin, l’augmentation
supplémentaire sera de 1,1 %. Et si c’est au 1er août,
elle sera de 1,5 %, venant naturellement s’ajouter au
reste.
Estimations des coûts de rattrapage en cas de hausse différée. © CRE
Comment la CRE a-t-elle établi ces estimations ?
Peuvent-elles être révisées si le marché de gros de
l’électricité continue de baisser, comme actuellement ?
La CRE n’a apporté aucun élément de réponse à ces
questions.
Vers le grand transfert de la rente nucléaire publique
vers quelques fournisseurs privés
Pourquoi les interlocuteurs rencontrés ont-ils toujours
un sourire en coin lorsque est évoquée devant eux
l’indépendance de la CRE ? Présidée par un ancien
préfet, Jean-François Carenco, celle-ci est plus vue
comme une courroie de transmission des volontés de
« libéralisation » du gouvernement que comme une
vraie instance de régulation. Pour les connaisseurs de
dossier, jamais la CRE n’aurait osé faire un tel coup
de force réglementaire, si elle n’avait pas eu le feu vert
au sommet de l’État.
« Les changements que veut imposer la CRE, que
ce soit en interdisant à EDF d’avoir accès à sa
propre production électrique, la décision de priver
les ménages de tarifs stables liés à la rente nucléaire
et de les exposer à la volatilité des prix de marché
s’inscrivent dans le grand projet de transformation
d’EDF visant à en finir avec le service public de
l’électricité », nous assure un responsable d’EDF.
Jean-Bernard Lévy, PDG d’EDF en novembre 2018. © Reuters
À l’intérieur comme à l’extérieur du groupe public,
beaucoup ont remarqué que la décision de la CRE,
prise dans la plus grande discrétion, est arrivée au
moment même où Emmanuel Macron a décidé, là
aussi dans la plus grande discrétion, de reconduire
Jean-Bernard Lévy à la tête d’EDF pour un second
mandat de quatre ans. Il est vrai que de l’aventure
d’Hinkley Point, projet voulu par Emmanuel Macron
lorsqu’il était ministre de l’économie, à la reprise des
vestiges d’Areva, aux engagements financiers non
chiffrés pour soutenir la filière nucléaire, le président
d’EDF a toujours été un parfait exécutant.
Pour son nouveau mandat, Jean-Bernard Lévy a une
lettre de mission volontairement des plus floues. Il
lui est demandé de réfléchir à une réorganisation du
groupe et à une évolution des structures d’ici à la fin de l’année. « La commande a été passée lors du
discours d’Emmanuel Macron sur la programmation
pluriannuelle de l’énergie (PPE) [le 27 novembre –
ndlr]. Mais il n’y avait aucune demande en interne.
Il serait question d’une holding commune avec la
scission des filiales comme les énergies renouvelables
ou la distribution. Mais on ne sait rien de précis »,
rapporte Jean-Luc Magnaval. « Mais s’il s’agit de
démantèlement ou de casser le service public, pas
question », dit-il. « Nous tenons à un modèle intégré
tel qu’il existe à EDF aujourd’hui », rajoute Force
ouvrière.
Selon nos informations, les salariés ont toutes les
raisons d’être inquiets. L’État aurait en tête de
renationaliser EDF, ce qui lui permettrait d’avoir la
main sur tout le nucléaire. Par la suite, les filiales
les plus profitables, énergies renouvelables (EDF
ER), gestion d’énergie (Dalkia), la distribution et
autres, seraient vendues ou cotées en bourse. Le parc
nucléaire, lui, resterait à 100 % nationalisé, l’État étant
le seul à pouvoir offrir les garanties suffisantes pour
assumer les risques – surtout depuis Fukushima – et la
fin de vie du parc.
Cette entité fonctionnerait comme un centre de
production centralisé fournissant de l’électricité à
tous les fournisseurs, dans les mêmes conditions. Les
services de distribution d’EDF seraient traités de la
même façon que les autres. Ainsi, fin du service public,
désintégration d’EDF. La rente nucléaire ne profiterait
plus à l’ensemble de l’économie, aux entreprises, aux
ménages, mais serait mise à la disposition de quelques
fournisseurs privés. L’État ne saurait garder une rente
publique, en faire bénéficier l’ensemble de pays et s’en
servir pour financer la transition écologique.
Naturellement, ce grand transfert de rente vers le privé
serait sans contrepartie, sans engagement ni d’investir
dans des productions renouvelables, ni d’assurer la
sécurité énergétique du pays, ni d’assumer une partie
des coûts du nucléaire. La facture cachée depuis
si longtemps du nucléaire, les désastres financiers
de l’ensemble de la filière, le prix exorbitant des
démantèlements à venir qu’il faudra bien mener,
la gestion des déchets, l’État assumera. Ou plus
exactement, il saura retrouver les contribuables en
temps voulu.
Si tel est le projet, comment le gouvernement le
justifiera-t-il cette fois-ci ? Des autoroutes à Aéroport
de Paris, en passant par les hôpitaux, la SNCF et
maintenant EDF – la liste est non exhaustive –, quel est
le sens de cette politique qui conduit à la destruction
systématique des services et des biens publics, à la
perte de compétitivité de l’économie et des entreprises,
à l’appauvrissement des finances publiques et des
ménages, sans donner les moyens de financer son
avenir ?
Boite noire
J’ai contacté la CRE à la mi-février dans l’espoir
d’avoir un interlocuteur pour répondre à mes
questions. Faute de nouvelles, j’ai adressé une longue
série de questions à la CRE par mail portant tant sur
les méthodes que sur les principes qui avaient guidé
sa décision. J’ai reçu pour toute réponse ce mail le 27
février :
« Nous avons lu avec attention la série de questions
que vous m’avez adressée, vendredi.
Pour répondre à votre mail, je voulais vous apporter
la précision suivante. L’ensemble de vos questions et
les critiques qu’elles semblent poser, reprennent les
arguments qui ont été examinés dans la délibération
de la CRE du 7 février.
Elles traduisent une divergence totale de
compréhension des règles jurisprudentielles, légales
et européennes en vigueur.
Vous citez dans votre mail l’avis de l’autorité de la
concurrence sur ce sujet : du côté de la CRE, il n’est
pas d’usage de donner un avis sur le travail d’une
autre autorité indépendante. » »

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