Par Guy Turquet de Beauregard
Prenez l’inconsistance et le manque d’intérêt des politiques français pour l’industrie et l’énergie; ajoutez la perte de compétence dans la gestion de grands projets par EDF et AREVA; versez l’absence d’une politique énergétique européenne; saupoudrez le tout des ambiguïtés allemandes. Vous obtenez la recette de l’EPR[1] français.
Les deux réacteurs EPR franco-chinois tournent en Chine sans problème depuis 2019. Pendant trente ans, le programme français de production d’électricité par l’énergie nucléaire a été une réussite exemplaire avec 58 réacteurs, construits en un temps record, qui peuvent durer au moins 50 ans. Comment expliquer alors que l’EPR de Flamanville accumule les déconvenues, les retards et les dépassements de coûts ?
Le projet EPR démarre dès 1987 avec jacques Chirac alors premier ministre, puis avec Michel Rocard qui lui succède à Matignon. Ils contraignent EDF à proposer, sur l’autel de la coopération franco-allemande, un réacteur conçu et produit en commun destiné aussi à l’export avec une puissance limitée à 600 MW.
EDF en bon petit soldat propose en 1992 un avant-projet de réacteur à partir d’une conception commune entre Framatome et l’allemand Siemens-KWU. Un dossier d’option de sûreté, pièce essentielle du projet décrivant en détail le réacteur et son fonctionnement, est déposé en 1994 auprès des autorités de sûreté française et allemande. Le projet avance correctement jusqu’à l’arrivée en 1997 de Lionel Jospin, premier ministre de cohabitation de Jacques Chirac.
1997, année de gel du nucléaire
1997 est l’année où l’on renonce à une politique de long terme de l’énergie en France et en Europe. Dominique Voynet, anti-nucléaire notoire, devient ministre de l’Environnement. Le projet EPR se fige. Suit dans la foulée l’arrêt de Superphénix réacteur à neutrons rapides dont la France a été pionnière et qui est aujourd’hui repris par les grandes puissances nucléaires. Lionel Jospin exige d’EDF qu’elle renonce à construire une centrale nucléaire au Carnet près de Nantes. Travailler dans le nucléaire devient honteux, notamment chez les jeunes. L’année 1998 voit aussi, en Allemagne, le triomphe électoral des Verts et la décision d’abandonner progressivement l’énergie nucléaire. Le doute s’instille dans l’esprit de beaucoup de citoyens, décideurs, investisseurs. Or, le nucléaire plus que tout autre source de production d’électricité, se gère sur le très long terme. Presque un siècle entre les études, la construction d’un réacteur, son exploitation et son démantèlement.
Une des conséquences du manque de continuité du programme nucléaire français a bien été décrite dans le rapport Folz de 2019 consacré à l’EPR : perte de savoir-faire des parties prenantes, touchant aux aspects industriels tels que la conception, la construction et le contrôle-qualité des réacteurs; perte d’expérience managériale tant chez les responsables et les équipes d’EDF ou Framatome que chez les sous-traitants (cuves, tuyauteries, systèmes de contrôle-commande, béton, etc.) ; perte de connaissance dans la gestion de grands projets à EDF et Framatome ; besoin d’une main d’œuvre qualifiée pour l’EPR de Flamanville recrutée trop rapidement et insuffisamment formée aux contraintes « qualité » du nucléaire; besoin de renforcer, à tout niveau, l’assurance-qualité afin d’éviter les trop nombreux contrôles de l’autorité de sûreté nucléaire. Voilà pourquoi si l’on veut donner une continuité et une visibilité à cette industrie, il est essentiel que l’État s’engage sur la commande de six réacteurs EPR pour remplacer ceux du début du programme français. C’est le seul moyen pour reconstituer les compétences de la filière nucléaire française.
L’Allemagne change de stratégie
Aux hésitations des dirigeants politiques français s’est ajoutée la déconvenue allemande pour ne pas dire la trahison. Un des principaux atouts de la France dans la compétition internationale venait des retombées scientifiques, technologiques générées par le nucléaire dans beaucoup d’autres domaines industriels, comme la science des matériaux, la métallurgie, la chimie, les domaines de l’énergie verte, la santé, l’industrie des semi-conducteurs et des composants électroniques, les services informatiques, les technologies numériques ou le calcul scientifique. En outre, l’économie française a bénéficié d’un avantage compétitif avec une électricité bon marché, grâce à ses centrales nucléaires. Un avantage qui va peu à peu disparaître, sous la pression de l’Allemagne, avec les directives européennes qui remettent en cause la notion de service public et obligent EDF à fournir une partie de sa production d’origine nucléaire à ses nouveaux concurrents au prix coûtant (dispositif ARENH). Parallèlement, EDF doit filialiser son activité distribution.
À l’origine, la coopération franco-allemande donnait un leadership technologique à la France sur le nucléaire. D’autant qu’Areva traitait les déchets des centrales allemandes. En 1998, Gerhard Schröder, allié avec les Verts, décide d’abandonner à terme l’énergie nucléaire. Le chancelier social-démocrate a déjà en ligne de mire le basculement de la politique énergétique allemande. Il entend privilégier le gaz russe, à travers notamment le projet de gazoduc North Stream 2. Le coup de grâce à cette coopération franco-allemande sera donnée par Siemens, puis par Angela Merkel. Le groupe allemand se retire du projet EPR, en 2009, rompt son alliance avec Areva, au profit d’une autre avec le russe Rosatom. Les Français se retrouvent seuls.
En 2011, Angela Merkel profite de l’émotion causée par la centrale de Fukushima pour décider unilatéralement, sans concertation, l’abandon d’ici à 2022 de toute production d’électricité d’origine nucléaire. La chancelière a toujours eu une fibre écologiste. À l’époque de Fukushima, elle avait besoin des Verts pour asseoir sa majorité dans quelques Läender. Ce faisant, elle fait d’une pierre plusieurs coups. Elle pousse le développement de l’éolien et du solaire, où les industries allemandes ne sont pas trop mal placées, à la grande satisfaction des écologistes. Elle mise à long terme, sur le gaz russe à des conditions de prix intéressantes. En attendant, pour assurer la transition, elle fait tourner les centrales à charbon, un minerai dont l’Allemagne et son voisin polonais sont abondamment dotés. Résultat : la production d’électricité allemande émettait en 2019 près de dix fois plus de CO2 par kWh qu’en France. Enfin, elle fait un croche-pied à son partenaire français qui se retrouve avec une filière nucléaire d’autant plus déstabilisée qu’EDF est pris en étau entre les exigences de Bruxelles et celle des écologistes français et allemands qui obtiennent la fermeture de la centrale de Fesseinheim. Or, l’autorité de sûreté française avait décerné un satisfecit en 2018 quant à la sûreté de la centrale, en particulier vis-à-vis des risques sismiques ou d’inondation. Pour EDF et pour la France, cet arrêt a un prix très élevé. Outre le caractère décarboné de l’énergie produite, le manque à gagner, chaque année, des 10 TWh de cette centrale représente, sur dix ans, plusieurs milliards d’euros.
Les errements de la politique française, avec l’absence d’une vision à très long terme et les manœuvres allemandes risquent d’obérer le développement d’EDF et d’entraîner ipso facto une augmentation du prix de l’énergie, tant pour les ménages que pour les entreprises françaises nuisant ainsi à notre compétitivité. Un des derniers avantages comparatifs qui nous restait, notamment face à l’Allemagne.
Un graph dans le texte :
Production nette d´électricité en 2019 en France métropolitaine et en Allemagne

La moitié des énergies renouvelables en France est fournie par l’hydraulique.

Deux modèles profondément différends
L’ Allemagne exploite deux parcs de production en parallèle d´une puissance totale d´environ 224 GW fin 2019 pour une pointe de consommation de 82 GW (en cas de vague de froid décennale). Le parc conventionnel dispose de 100 GW et le parc d’énergies renouvelables de 124 GW dont 110 GW sont des sources intermittentes (éolien, solaire).
Deux piliers de la production d’électricité conventionnelle seront supprimés dans les années à venir, avec la sortie du nucléaire d’ici fin 2022 et l’abandon progressif de la production d’électricité à base de houille/lignite à l’horizon 2038.
La puissance installée en France est de 135 GW avec une pointe autour de 101 GW en cas de vague de froid décennale. La puissance pilotable est d´environ 84 GW (nucléaire, thermique à flamme et bioénergies) et doit compter au minimum sur l’hydroélectricité pour passer la pointe en cas de vague de froid sévère. Le gouvernement français s’est engagé à fermer les dernières centrales à charbon d’ici à 2022 et prévoit de fermer 14 réacteurs sur 58 d’ici à 2035 pour atteindre 50 % de nucléaire dans la production électrique .
La source des deux graphiques est Allemagne-Energie
[1] EPR (European Pressurized Reactor), réacteur nucléaire à eau pressurisée, de troisième génération pour la production d’électricité.