Pourquoi la vente controversée d’Alstom à General Electric fait à nouveau parler d’elle

Article du Figaro en 2019

Par Claudia Cohen
Publié le 24/07/2019 mis à jour le 25/07/2019


En 2014, la branche énergie du groupe Alstom est rachetée par l’américain General Electric. Cinq ans plus tard, cette cession continue de faire couler beaucoup d’encre. Le parquet national financier, notamment, a récemment indiqué s’être saisi de l’affaire après qu’un député a émis des soupçons quant à un potentiel «pacte de corruption» impliquant Emmanuel Macron.
Une enquête préliminaire ouverte, plusieurs plaintes déposées et un thriller politico-
industriel qui revient sur le devant de la scène. Hasard du calendrier ou concertation
entre les différents acteurs, le dossier ô combien épineux du rachat de la branche
énergie d’Alstom par General Electric en 2014 fait de nouveau polémique depuis
quelques jours. Cette transaction, de près de 13 milliards d’euros, était – et est toujours –
qualifiée par ses opposants de «scandale d’État», celle-ci revenant, entre autres, à
confier à un groupe étranger la maintenance des turbines des 58 réacteurs nucléaires français.


La semaine dernière, le Parquet national financier (PNF) a confirmé avoir pris le
relais du parquet de Paris, saisi en janvier 2019 par le député LR Olivier Marleix pour
enquêter sur les circonstances de la vente. Dans le cadre de la commission d’enquête
sur «les décisions de l’État en matière de politique industrielle», qui englobe la
cession d’Alstom, créée en 2017, l’élu d’Eure-et-Loir avait mené une série d’auditions pour comprendre le contexte et les conditions de la cession d’Alstom Énergie à General Electric. Il en est venu à soupçonner un «pacte de corruption» qui aurait pu bénéficier à Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie au moment de la signature de la vente, dans le cadre de sa campagne pour la présidence de la République.
L’enquête du PNF intervient dans un contexte particulièrement sensible, puisque
l’intersyndicale de GE a mis en demeure jeudi 18 juillet le gouvernement de faire
respecter par le groupe américain son engagement de préserver l’emploi. Or General Electric a amorcé un vaste plan social devant conduire à la suppression de 1050 postes, bien loin des 1000 emplois qu’il avait promis, en novembre 2014, de créer d’ici fin 2018.

En outre, dès le lendemain, des employés de General Electric à Belfort ont lancé
une procédure de signalement de «danger grave et imminent» pour les salariés du
groupe, pointant le décès de trois d’entre eux en trois semaines, a appris l’AFP de source syndicale.
Parallèlement, lors d’un dîner à Belfort avec l’intersyndicale fin juin, Arnaud Montebourg, ancien ministre de l’Économie de François Hollande, a appelé le
gouvernement à «annuler» la vente qu’il qualifie «d’erreur majeure». Une
recommandation qu’il a réitérée jeudi 11 juillet au palais du Luxembourg lors d’une
audition par des sénateurs, tout en accusant Patrick Kron, ancien PDG du groupe Alstom,
d’avoir «trahi son pays». De son côté, l’ONG française Anticor a déposé lundi 22 juillet
une plainte pour «corruption» et «détournement de fonds publics» auprès du pôle financier du tribunal de Paris.
Ces derniers rebondissements, qui portent sur des aspects très différents les uns des
autres, viennent rappeler la profonde complexité de l’affaire Alstom-General Electric.
Voici ce qu’il faut savoir pour comprendre les crispations encore vives autour de ce
dossier.
La vente controversée d’un fleuron de l’industrie française, sous le ministère de Macron
En avril 2014, l’annonce par Bloomberg de discussions entre General Electric et Alstom
pour le rachat du pôle Energie de ce dernier fait grand bruit. D’une part, le fleuron
industriel français dément immédiatement être au courant d’une possible offre publique d’achat, alors que l’agence de presse économique affirme que des négociations ont bien été entamées, d’autre part, l’exécutif assure ne pas avoir été mis au courant de ce projet d’acquisition d’une partie d’une entreprise que l’État avait sauvée de la faillite dix ans plus tôt, via la montée au capital de Martin Bouygues à la demande de Nicolas Sarkozy.
« Des prestataires qui ont été rémunérés grâce à la vente d’Alstom Power
figuraient parmi les donateurs de la campagne d’Emmanuel Macron »
Olivier Marleix, députe LR en charge de la commission d’enquête
Pourtant, quelques mois plus tôt, en janvier 2014, le ministre de l’Économie Arnaud
Montebourg «apprend aux détours d’un couloir la possibilité d’un accord passé, entre Alstom et l’américain, par la présidente de GE France. Il convoque alors Patrick Kron, qui l’assure que le groupe n’a aucunement l’intention de vendre le pôle énergie et nie en bloc l’information. En avril, la possibilité d’une vente est annoncée, et Montebourg se retrouve désemparé», raconte Olivier Marleix au Figaro. Le défenseur du Made in France tente alors de trouver une alliance européenne avec Siemens et dégaine
surtout un décret visant à bloquer la vente. Ledit décret repose sur l’article L151-3 du
code monétaire et financier indiquant que des entreprises jugées utiles aux intérêts
nationaux ne peuvent être vendues sans une autorisation administrative du ministre de l’Économie. Mais ses efforts sont contrecarrés par son départ du gouvernement en août.
Trois mois plus tard, le 4 novembre 2014, Emmanuel Macron, devenu ministre de
l’Économie, donne son accord à la vente et la présente comme une «alliance  industrielle». Le 19 décembre 2014, l’Assemblée générale d’Alstom valide le rachat de la branche Énergie par GE.
Dès cette époque les opposants à la vente soupçonnent que si Arnaud Montebourg se
trouvait dans l’ignorance des préparatifs, c’est parce que Patrick Kron s’était assuré des préparatifs de la vente directement au plus haut niveau de l’État ou auprès d’autres ministres. «Par élimination, nous avons conclu qu’Emmanuel Macron, à l’époque secrétaire général adjoint de l’Élysée, avait commandé en 2012 une étude à l’Agence des participations de l’État sur les conséquences d’une éventuelle vente, dans le dos de ministère de l’Économie. Il connaissait la possibilité de la vente, et n’a pas pris la peine d’élaborer un scénario qui aurait permis de sauver Alstom», affirme le député. En avril 2015, Emmanuel Macron, convoqué par la Commission des affaires économique dans le cadre de l’enquête, dément avoir eu connaissance au préalable du projet de cession.
Dans sa lettre de janvier au procureur, qui a conduit à l’ouverture de l’enquête confiée
désormais au PNF, Olivier Marleix émet l’hypothèse d’un possible «pacte de corruption» au bénéfice d’Emmanuel Macron. «Si j’en crois la presse et d’autres interlocuteurs, des personnes qui avaient à l’époque intérêt à la vente, tels que les intermédiaires financiers, et qui ont été rémunérés en termes de success fees («rémunération au succès») grâce au deal, figuraient parmi les donateurs et organisateurs de levées de fonds pour la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron», affirme-t-il au Figaro.
Avec l’enquête du PNF, le député espère «une évaluation sérieuse du financement de la campagne de Macron».
La guerre économique, sur fond de corruption
Mais les ramifications de l’affaire ne s’arrêtent pas là. Fin 2013, soit quelques mois avant la vente d’Alstom Power, l’entreprise reconnaît auprès de la justice américaine des faits de corruption commis par des officiels en Arabie saoudite, Indonésie, Egypte, ou encore à Tawaïn, entre 2000 et 2011. Des enveloppes de cash servaient à s’assurer que le groupe remporte des contrats importants à l’international. À l’issue de ce procès, Alstom
doit payer une amende de 772 millions de dollars. Et alors qu’il était prévu, dans les
modalités de la vente avec GE, que l’américain s’en acquitte, c’est finalement le français qui, à l’arrivée, paiera l’addition. Autre conséquence des aveux de corruption, plusieurs dirigeants d’Alstom se font arrêter aux États-Unis, et certains se retrouvent même incarcérés.
À l’époque, Alstom fini par payer l’amende de 772 millions de dollars, imposée par la justice américaine, alors que le deal entre Alstom Power et GE stipulait que l’américain s’en acquitte.
Plusieurs ex-cadres d’Alstom soupçonnent les États-Unis d’avoir ouvert, dès 2010,
une enquête pour corruption à l’encontre de l’industriel français dans le seul but de
s’en emparer. L’ex-PDG Patrick Kron, qui défendait en avril 2014 la proposition de
GE, a toujours démenti cette version des faits : la vente d’Alstom Power n’a en rien été précipitée par les poursuites judiciaires américaines, ni par la menace d’une
quelconque inculpation. Dans les colonnes du Figaro en juin dernier, Patrick Kron
affirme que la vente «fut une bonne décision pour Alstom et pour la France», et
justifie la cession par un nécessaire sauvetage économique dans «l’intérêt social de l’entreprise». Après la vente d’Alstom Power, l’ancien PDG part de l’entreprise fin 2015 avec un bonus de 4 millions d’euros en plus de sa retraite chapeau de 10
millions d’euros, ce qui n’a pas manqué de lui attirer des critiques de tous bords.
Parmi les documents révélés par Edward Snowden en 2015 dans les cadre des
WikiLeaks, certains prouvent que l’espionnage économique des entreprises françaises par les agences de renseignement américaines est chose commune. La justice
américaine compte même sur la NSA pour réunir des informations sur des contrats
aux montants faramineux. En janvier 2019, dans son livre Le piège américain, un
ancien dirigeant d’Alstom incarcéré deux ans outre-Atlantique affirme même
que GE avait fait pression sur l’équipe dirigeante pour l’obliger à vendre l’entreprise.
Ancien président de la filiale chaudières d’Alstom, Frédéric Pierucci avait été arrêté
en 2013 aux États-Unis pour une affaire de corruption en Indonésie. Selon lui, les
poursuites américaines visaient bien à décomposer Alstom et à faire chanter ses
dirigeants, dont Patrick Kron, directement menacé à titre personnel. Ce dernier ne
s’est pas rendu aux États-Unis, échappant ainsi à une éventuelle incarcération.
À l’instar de la lettre du député Marleix au procureur, le premier volet de la plainte
d’Anticor déposée lundi vise à ce que la justice française enquête également sur les
faits de corruption reconnus par Alstom auprès de la justice américaine, ainsi que sur les responsabilités éventuelles des dirigeants.

Patrick Kron: «Ma vérité sur la vente d’Alstom»

Article du Figaro de 2019

FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Mis en cause dans nos colonnes, notamment par Jean-Pierre Chevènement, l’ancien patron d’Alstom se défend et présente son analyse de la cession, en 2015, du pôle énergie du
fleuron industriel français.
La cession du secteur Energie d’Alstom à General Electric a fait couler beaucoup d’encre et suscité beaucoup de réactions ou de critiques. Certaines sont légitimes et il est utile, à froid, d’apporter des réponses ; d’autres relèvent du fantasme, d’idées complotistes et il importe de rappeler la réalité dans sa plus grande simplicité.
Commençons par un peu d’histoire. À mon arrivée à la direction d’Alstom en janvier
2003, le groupe était au bord de la faillite. Il a pu se redresser grâce à l’effort de tous au
prix d’une restructuration drastique: un tiers des activités a été cédé, les capacités ont été ajustées conduisant à de douloureuses réductions d’effectifs, les actionnaires ont été appelés à refinancer l’entreprise après les pertes massives subies. L’État français a accompagné ce plan en acquérant 20 % du capital de l’entreprise. À l’époque, peu nombreux étaient ceux qui croyaient au sauvetage de l’entreprise mais, en 2006, grâce au travail acharné de tous et à cette lourde restructuration, Alstom avait pu retrouver son équilibre et reprendre la voie de la croissance dans les équipements de génération d’électricité et le transport ferroviaire. L’État, comme il s’y était engagé auprès de la Commission européenne, a alors cédé sa participation dans des conditions dont les contribuables n’ont pas eu à se plaindre car, acquise 18 mois plus tôt pour 800 millions d’euros, elle a été revendue pour 2 milliards.
Pendant qu’Alstom luttait pour sa survie, ses concurrents consolidaient leurs positions et
se développaient.
Les années de croissance qu’a ensuite connues le groupe lui ont permis de se
renforcer en entrant dans de nouveaux métiers et de nouvelles zones géographiques
mais n’ont pas totalement effacé les effets de la crise de 2003/2005: pendant
qu’Alstom luttait pour sa survie, ses concurrents consolidaient leurs positions et se développaient. Et Alstom a dû vendre certains actifs malgré leur intérêt stratégique car il fallait financer le redressement ou répondre aux exigences de la Commission européenne formulées lors de l’entrée de l’État français au capital. Alstom en 2006 était donc toujours un acteur de taille modeste dans le domaine de la génération d’électricité face à des mastodontes comme General Electric et Siemens, et face à l’émergence de concurrents chinois bénéficiant d’un énorme marché domestique et de conditions de financement particulièrement favorables, en particulier pour attaquer les marchés internationaux. Bref, le groupe était redevenu capable de saisir les opportunités sur des marchés bien orientés, mais demeurait fragile en cas de
retournement économique. Ce retournement n’allait pas tarder à se produire avec la crise économique mondiale de 2008-2012.

Lorsque j’ai compris que la combinaison d’un changement structurel du marché de
l’énergie et de la crise économique mondiale mettait en danger la pérennité d’Alstom,
j’ai recherché, en plein accord avec le Conseil d’administration, les solutions pouvant donner un avenir aux activités Énergie d’Alstom avec une seule préoccupation : celle de l’intérêt social de l’entreprise et de l’avenir de ses 90 000 salariés. Le diagnostic était clair : les activités Énergie d’Alstom n’avaient plus la taille critique pour survivre et leur effondrement entraînerait dans leur chute les activités dans le transport ferroviaire compte-tenu des imbrications – notamment financières – entre les deux.
Le statu quo était devenu impossible face à la baisse structurelle de la demande en
équipements de production d’électricité d’origine thermique (gaz, charbon, nucléaire) pour une combinaison de raisons tenant au changement climatique, à la mutation vers les renouvelables ou à l’impact de l’accident de Fukushima sur l’industrie nucléaire – et face à l’exigence nouvelle des clients qui demandaient désormais à leurs fournisseurs de centrale de leur apporter également les financements correspondants
(créant un désavantage concurrentiel majeur par rapport à General Electric, Siemens ou les acteurs asiatiques qui en avaient les moyens). J’ai exploré toutes les options envisageables, en commençant bien entendu par des solutions françaises, puis les alliances possibles (y compris avec des concurrents chinois) au sein desquelles
Alstom garderait le contrôle ou le partagerait de manière équilibrée. Faute d’avoir pu trouver une telle solution, j’ai dû ensuite étudier les voies d’un adossement à un grand concurrent et c’est avec General Electric, dont la stratégie évoluait de moins de services financiers vers plus d’industrie, qu’un accord de principe a été conclu en avril

  1. Une fuite dans la presse quelques heures plus tard a mis prématurément celui-ci sur la place publique nous privant de la possibilité d’en expliquer «à froid» les raisons et le contenu à l’ensemble des parties prenantes. Et que n’a-t-on entendu depuis ce 23 avril 2014 ? La méconnaissance des réalités industrielles, l’attrait pour des scenarii complotistes les plus extravagants, des jeux politiciens ont conduit à
    l’expression de théories absurdes et sans rapport avec les faits.
    Soyons clairs : cette opération avec General Electric a sauvé Alstom, a redonné une perspective à ses activités Énergie et les moyens de son développement à Alstom Transport.
    Mais la réalité est têtue : non seulement le diagnostic industriel de l’époque a été confirmé par ce qui s’est ensuite passé mais la tendance qui mettait Alstom en danger mortel s’est accélérée… Quelques exemples : le marché mondial des turbines à gaz a
    été divisé par trois créant une surcapacité massive, la capacité chinoise de fabrication
    de centrales à charbon (dont Alstom était le leader du monde occidental) représente aujourd’hui plus de trois fois la demande mondiale, etc. Il suffit d’ailleurs de regarder ce qui s’est passé chez les grands concurrents du secteur, dont la capacité de résistance est pourtant sans commune mesure avec ce qu’était celle d’Alstom :
    Siemens a engagé des plans de restructurations à répétition dans ses activités de génération d’électricité, portant sur 15 à 20 000 salariés et a annoncé il y a quelques
    semaines qu’il se séparerait de cette activité et n’en conserverait qu’une minorité du capital. General Electric a passé en pertes plusieurs dizaines de milliards d’euros, a vu sa valorisation s’effondrer et réduit les effectifs dans ce secteur d’un même ordre de
    grandeur. Soyons clairs : cette opération avec General Electric a sauvé Alstom, a redonné une perspective à ses activités Énergie et les moyens de son développement à Alstom Transport. C’est d’ailleurs ce qu’a conclu une récente Commission d’enquête Parlementaire qui, après six mois de travaux intenses et l’audition d’une cinquantaine de personnes, a conclu que le statu quo était intenable pour Alstom et que le projet avec General Electric répondait le mieux aux problèmes d’Alstom, reconnaissant
    donc sans ambiguïté la nécessité et la logique industrielle de ce qui a été fait.

Quand on voit comment des géants comme General Electric et Siemens sont secoués
par le bouleversement du marché de l’énergie, qui peut douter de ce qui serait arrivé à Alstom en cas de statu quo ? Cette opération avec General Electric a évité une
catastrophe industrielle majeure qui aurait mis en danger mortel les 20 000 salariés
d’Alstom et les 50 000 salariés chez ses fournisseurs et sous-traitants qui travaillent
en France tant dans l’énergie que le transport. Le douloureux plan social qui vient d’être annoncé à Belfort (et qui ne porte en rien sur les activités Turbines à vapeur apportées par Alstom mais sur les Turbines à gaz fabriquées par General Electric sur ce site depuis 20 ans) est hélas une des conséquences de ce séisme qui frappe le secteur de l’énergie et qui a été à la base de la décision de céder les activités Énergie d’Alstom à General Electric. Même si je considère que la France a été plus protégée que tout autre pays quand on analyse les restructurations menées dans le monde par General Electric ou ce qui s’est passé chez Siemens y compris en Allemagne, j’espère de tout cœur que les efforts de tous permettront d’en limiter l’impact sur celles et ceux qui sont concernés. Certains pourfendent cette cession au motif qu’elle mettrait en danger l’indépendance nationale pour ce qui touche à nos centrales nucléaires et notre force de dissuasion ! Étrange car ce qui a été fait avec General Electric respecte strictement les termes de l’accord tripartite signé en juin 2014 entre General Electric, Alstom et l’Etat français représenté par M. Montebourg. Pour les centrales nucléaires françaises, le Ministre avait demandé et obtenu des réponses qui l’ont satisfait (puisque l’Etat a signé), comme un droit de veto de l’Etat sur des décisions
importantes, la mise sous séquestre de la technologie nucléaire d’Alstom permettant
à l’Etat, EDF ou Areva d’y accéder en cas de besoin, un engagement de maintenir en
France la direction et les équipes intervenant dans les centrales nucléaires françaises, etc. D’autres vont même jusqu’à considérer que la force de dissuasion française serait en danger car les turbines équipant les sous-marins nucléaires français, prétendument fournies par Alstom, seraient désormais dans des mains américaines.
En fait, Alstom n’a jamais fabriqué ces turbines ; elles sont produites au Creusot par une société rachetée à Areva il y a près de vingt ans par… General Electric !
Ce fut une bonne décision pour Alstom, une bonne décision pour la France.
À ces raisons industrielles incontournables qui ont fondé le projet avec General
Electric, certains préfèrent des théories contraires à la réalité mais qui permettent
d’alimenter thèses complotistes ou desseins politiciens. Je l’ai affirmé sous serment et
l’avocat américain assermenté d’Alstom l’a répété devant la Commission d’enquête
Parlementaire, il n’y a AUCUN rapport entre le déroulement d’une enquête par la
Justice américaine (DOJ) sur un nombre limité de faits anciens de corruption et le
rapprochement avec General Electric. Il n’y a jamais eu de discussion avec le DOJ au
sujet d’un éventuel projet avec General Electric jusqu’au moment où la fuite dans les médias a rendu public celui-ci et a conduit le DOJ à interroger les parties sur le
contenu de ce projet et ses éventuelles conséquences sur la procédure en cours. Et
rien, je dis bien rien, n’est venu infirmer mon témoignage et celui de l’avocat
américain niant une quelconque prétendue intervention du DOJ dans les choix
stratégiques d’Alstom. Dans un groupe où l’on signe plusieurs milliers de contrats par
an avec des acheteurs souvent publics dans une centaine de pays, la lutte contre la
corruption passe par un principe de tolérance zéro à toute infraction, une solide
formation des commerçants, des procédures adaptées et des contrôles stricts. C’est ce
qui a été mis en place et que j’ai renforcé jour après jour tant au niveau des
procédures que des contrôles, exécutés par des spécialistes rigoureux et compétents.
Une dizaine de problèmes, isolés et anciens (et pour certains antérieurs à l’acquisition
par Alstom des sociétés concernées), n’ont hélas pu être évités et la Justice a sévi, punissant ceux qui ont fauté et condamnant la société à des amendes. Mais cela ne
saurait aucunement ternir les 20 milliards d’euros de commandes gagnées chaque
année grâce aux technologies et aux moyens industriels et humains d’Alstom, et non
par un quelconque autre moyen. Quant aux quelques cadres concernés par des
procédures judiciaires, ils ont reçu le plein soutien de l’entreprise tant que la
présomption d’innocence prévalait, soutien qu’il n’était évidemment plus possible de
maintenir en cas de reconnaissance de culpabilité ou de condamnation. Il y a donc
bien eu une procédure du DOJ commencée largement avant les discussions avec
General Electric et conclue après la fin de celles-ci, mais je répète solennellement que
les deux sujets sont distincts et les mélanger pour alimenter la théorie du complot n’a
strictement aucune base factuelle.
Les fantasmes sont multiples mais la réalité est beaucoup plus simple. J’ai pris mes
responsabilités de PDG quand, face à des perspectives qui mettaient en risque la
survie d’Alstom et l’avenir des dizaines de milliers d’hommes et de femmes qui y
travaillaient, j’ai entrepris la recherche d’une solution répondant à ces défis et mis en œuvre ce projet avec General Electric. J’ai été soutenu par le Conseil d’administration unanime, 99% des actionnaires et une majorité des organisations syndicales. Ce fut
une bonne décision pour Alstom, une bonne décision pour la France.

Arabelle, la turbine des centrales nucléaires, redevient française après deux ans de péripéties

Article du Figaro.

A Flamanville dans la Manche, où se prépare la mise en service de l’EPR,
« Christine » a manqué son rendez-vous avec Emmanuel Macron. Le président
de la République devait prendre la parole le 16 mai dernier devant la turbine du
nouveau réacteur, baptisée, comme toutes celles qui équipent le parc français, du
prénom de l’assistante de direction du site au moment du lancement du projet. Le
déplacement du chef de l’État, qui devait être le premier dans une centrale nucléaire
depuis son élection en 2017, a été annulé à la dernière minute pour cause de Conseil
de défense réuni en urgence au sujet de la Nouvelle-Calédonie.
Emmanuel Macron ira plus tard à Flamanville célébrer la prochaine mise en route de l’EPR. Mais il révèle enfin ce qu’il aurait voulu annoncer le 16 mai : la finalisation du rachat des opérations nucléaires du groupe américain General Electric par EDF. « Ce 31 mai, EDF reprend officiellement les activités nucléaires de General Electric (GE) et notamment les activités de maintenance et de fabrication des turbines Arabelle. Les accords conclus assurent la pérennité de cette activité qui est une véritable fierté française », a déclaré le président dans un entretien aux journaux du groupe Ebra. Les turbines de la gamme Arabelle, celle de Christine, redeviennent
françaises. Arabelle Solutions sera une filiale à 100 % d’EDF.
« Arabelle Solutions vient renforcer notre maîtrise industrielle de la chaîne de
valeur du nucléaire aux côtés de Framatome ; Bernard Fontana, président de Framatome, est nommé président du conseil d’administration d’Arabelle Solutions », précise Luc Rémont, PDG d’EDF.
L’opération, annoncée ce 31 mai à 14 heures, conclut un cycle de négociations
mouvementées. Elles ont commencé début 2021, dès lors que le groupe américain a
signifié son intention de sortir des activités nucléaires. Sa filiale GEAST, dont
l’essentiel des opérations industrielles se situe à Belfort, est donc à vendre. EDF est
l’acheteur naturel. L’État français y tient, et l’électricien aussi : il est impératif que cet
actif « reste entre des mains sûres et fiables », explique un proche du dossier.
GEAST, c’est en effet à la fois les turbines qui équipent le parc nucléaire existant et
celles des EPR en construction (Hinkley Point, en Angleterre) ou en projet en France
comme à l’international, ainsi que leurs alternateurs. Autrement dit, l’îlot
conventionnel d’une centrale nucléaire. « Cette opération est fondamentale pour
accompagner la relance du nucléaire par une intégration verticale de la filière,
gage de notre indépendance », explique au Figaro le ministre de l’Économie Bruno
Le Maire.
En septembre 2021, des « discussions préliminaires » sont ouvertes entre les deux
groupes. Elles sont intenses. « Cela m’a occupé chaque semaine ou presque
depuis deux ans », raconte Bruno Le Maire. Le ministre a notamment réuni à
plusieurs reprises par visioconférence les PDG d’EDF, Jean-Bernard Lévy, et de
General Electric, Larry Culp. Il faut attendre cinq mois pour que cela se traduise, dans
un premier temps, en une lettre d’intention en bonne et due forme, dont les derniers
détails se négocient encore dans la nuit du 9 au 10 février 2022. Juste à temps pour
que le président de la République puisse annoncer, à Belfort le 10 février, « l’accord
trouvé entre EDF et General Electric pour reprendre les activités liées au
nucléaire de General Electric, notamment les activités de maintenance ou de
fabrication des turbines Arabelle, compétence unique dont nous sommes fiers
de disposer en France ». « Ces turbines équiperont les EPR 2 que nous
construirons », ajoute alors le chef de l’État, qui annonçait ce jour-là le lancement
d’un nouveau programme nucléaire, véritable tournant pour la politique énergétique

du pays. Pour faire cette déclaration devant une turbine rutilante en fabrication,
Emmanuel Macron avait attendu d’être sûr qu’Arabelle serait bien de retour sous
pavillon français.
Un enjeu stratégique et un enjeu politique pour le chef de l’État, auquel il a souvent
été reproché, à Belfort et sur les bancs de l’opposition, d’avoir accepté comme
ministre il y a dix ans la vente d’Alstom Energy, y compris Arabelle, à General
Electric. La France disposait depuis d’un atout important dans sa manche, une
« golden share » lui permettant « d’influencer » le choix du repreneur. Dès la fin 2020 et les premières velléités de GE de se défaire des turbines, l’État français expliquait qu’il fallait qu’elles « soient françaises ».
Mais deux semaines seulement après le discours de Belfort, la situation bascule : la
Russie envahit l’Ukraine. Le 10 février 2022, Emmanuel Macron promettait de garantir
« à tous nos grands partenaires industriels -russes et d’autres nationalités- la
fiabilité, la force de notre offre industrielle ». Le 24 février, la Russie devient un État
paria. « On risquait une remise en cause de l’opération, rappelle Bruno Le Maire, la
négociation entre alors dans le champ géopolitique. »
Une part significative du carnet de commandes du futur Arabelle Solutions provient de contrats signés avec le groupe étatique russe Rosatom, bien avant l’invasion de
l’Ukraine. Posant un double problème, commercial et technique. Pour EDF, pas
question de payer au prix fort un actif industriel privé d’une partie de ses débouchés.
GE avait conclu quatre contrats avec le Russe et prévoyait même de créer une
coentreprise pour les honorer. Quatre pays étaient concernés pour la construction de
réacteurs nucléaires de technologie russe, équipés de turbines Arabelle. Dès le
printemps 2022, les Finlandais ont décidé, pour d’évidentes raisons géopolitiques, de
renoncer à confier à leur voisin belliqueux la construction du réacteur Hanhikivi-1.
Restaient, dans la corbeille de la mariée, les contrats avec la Hongrie, la Turquie et
l’Égypte. Un pays européen et membre de l’Otan, un pays membre de l’Otan et tous
alliés de la France. Pas question de leur tourner le dos. Ni de renoncer à la charge
industrielle, que ces contrats représentent à court terme à Belfort. Elle est même  indispensable pour faire tourner les usines, en attendant les prochaines commandes
du nucléaire français.
Pour déminer tous ces sujets, abordés en tête-à-tête par Bruno Le Maire et par Larry
Culp le 21 juin 2022, un nouveau cycle de négociations s’enclenche. Le 7 août 2022,
un accord de principe est acté, qui prévoit la révision des termes financiers de la
transaction et l’abandon de la coentreprise, qui devait être créée avec Rosatom.
Le 3 novembre 2022, le conseil d’administration d’EDF valide l’acquisition de GEAST, sans participation au vote des représentants de l’État. « Nous pensions, enfin, y être parvenus », se souvient Bruno Le Maire. Mais à Washington, les réflexions vont bon train pour étendre peu à peu le champ des sanctions contre la Russie dans le
domaine nucléaire. Le 23 juin 2023, Luc Rémont, nouveau PDG d’EDF, s’inquiète
auprès de Bercy des conséquences d’un décret américain (« executive order »), dont
la portée pourrait affecter potentiellement les trois contrats de projets à
l’international. Il faut négocier pied à pied. Les échanges avec Larry Culp se
multiplient pour intégrer ce risque à l’accord final. Il faut surtout obtenir des États-Unis les licences nécessaires pour exécuter les contrats en cours avec Rosatom.
Licences qui ne viennent pas. Ou s’assurer de la pleine propriété intellectuelle et
s’affranchir de tout risque de veto américain sur des contrats d’exportation futurs.
Ballet diplomatique. Le ministre de l’Économie échange avec Jake Sullivan, conseiller à la sécurité de Joe Biden, avec Janet Yellen, la secrétaire au Trésor, à trois reprises notamment en marge des réunions du G7 ou du G20. Il y a des dizaines
d’autorisations à obtenir pour boucler définitivement le deal, notamment au
Royaume-Uni, où les autorités s’inquiètent des systèmes de propulsion navale qui
équipent certains bâtiments de leur Marine.
L’opération devait être bouclée le 30 novembre 2023. Un avenant au contrat avec GE a été signé, soldant, croyait-on, les derniers différends ; toutes les parties ont alors suffisamment de confiance pour organiser une fête à Belfort, le 1er décembre, pour sceller le retour d’Arabelle. Las, il faut l’annuler à la dernière minute : tant pis pour le repas prévu pour 2 000 personnes. Le rebondissement fait des heureux dans les
associations locales qui en héritent.
Fin 2023, Emmanuel Macron écrit à Joe Biden. Mais il faudra encore près de cinq mois pour finaliser cette opération hors norme. Avec toutes les assurances requises. « Nous avons sécurisé l’octroi des licences américaines nécessaires à l’opération »,
explique Emmanuel Macron dans son interview à la presse régionale. Les licences de l’ensemble reviennent aussi à Arabelle Solutions : c’est un périmètre plus large que
celui qui avait été cédé à GE par Alstom en 2014.
Aux enjeux géopolitiques s’ajoutent la complexité de l’opération en elle-même et le
fait que GE et EDF ont changé de dimension. L’Américain s’est scindé en plusieurs
sociétés, les turbines et leur alternateur étant désormais logés chez GE Vernova ; EDF a été nationalisé. Sur le plan pratique, il ne s’agit pas d’une transaction unique mais
« d’une addition de mini-transactions dans plusieurs pays, avec des transferts de
propriété intellectuelle ou immobilière, des documents annexes… Des pays où la
signature se fait devant un notaire, d’autres où il faut un témoin », relate un
proche du dossier.
Avec cette opération, EDF poursuit son intégration verticale. Le groupe remet la main sur ce qui constitue l’îlot conventionnel des réacteurs nucléaires, c’est-à-dire les turbines Arabelle et l’alternateur Gigatop, moins connu mais qui est une autre pièce maîtresse de cette activité. Les deux sont fabriqués à Belfort.
La transaction concerne aussi la propulsion navale, qui équipe notamment les sous-
marins nucléaires français. Des entités industrielles plus petites que l’emblématique usine de Belfort sont aussi concernées, comme un atelier de maintenance à La Courneuve, un atelier de production de cartes électroniques à Nancy, un site britannique, ou encore un autre en Inde. Au total, quelque 3 300 emplois reviennent chez EDF, dont 70 % sont dans l’Hexagone. « La totalité du cycle nucléaire est donc désormais consolidée en France, de l’approvisionnement en uranium à la
fabrication des centrales et à leur exploitation, jusqu’au retraitement des  déchets. C’est une démarche de souveraineté », affirme dans son entretien le chef de l’État.
Mais pour en arriver là, il a fallu opérer un détourage : identifier les organisations, les
salariés, les services informatiques, les actifs immobiliers, etc. qui restent chez GE, et
ceux qui sont transférés à Arabelle Solutions. Chacune de ces opérations requiert des autorisations dans de nombreux pays. Ce détourage méticuleux a aussi permis de sortir les activités américaines du périmètre du groupe français, réduisant d’autant
les risques de sanctions extraterritoriales émanant de Washington. Symbole de cette
prudence, aux activités « nouveau nucléaire » concernées par la transaction, s’ajoute la maintenance d’environ 200 turbines installées dans le monde, à l’exception de la base installée aux Amériques, officiellement « faute de synergies avec l’Europe ».

B.
B. ET E. B.